Le Centaure
Toulouse, château Narbonnais, automne 1209
Depuis mon retour à Toulouse, je reçois chaque jour des rapports sur l’activité de Simon de Montfort. Il est animé d’une énergie à laquelle rien ne résiste. J’ai vécu à Carcassonne une situation rare : mon ennemi est né sous mes propres yeux. Car, à n’en pas douter, il sera impossible de vivre en paix avec un tel voisin.
Déjà, il assure sa prise sur la proie. De nombreux seigneurs, vassaux de Trencavel, viennent au-devant de Montfort pour reconnaître sa suzeraineté en vertu de la décision de l’Église. Ceux qui refusent de s’incliner quittent le pays ou s’enferment dans leurs châteaux. Après avoir confirmé les seigneurs qui se sont soumis, l’usurpateur distribue les terres de ceux qui se sont enfuis. Guillaume de Durfort, Pierre Mir, Pierre Roger de Mirepoix et tant d’autres sont déclarés « faidits », c’est-à-dire proscrits, et leurs possessions exposées en proie.
Simon de Montfort donne Béziers à Guillaume de Contres, Limoux à Lambert de Thury, Mirepoix à Guy de Lévis. Tous ceux qui sont restés à ses côtés reçoivent leurs fiefs. Ensemble, ils vont conquérir ce qu’ils se sont partagé.
Montfort ne cesse de chevaucher en tous sens pour combattre, assiéger, prendre par la force ou par la peur. Pas un jour ne passe sans qu’il enfourche son cheval. Cet homme est un centaure.
Sa troupe marche vers Montréal et Fanjeaux, à deux jours de Carcassonne, où Dominique de Guzman s’est établi depuis trois ans. C’est la croisée des chemins de Toulouse à la mer et des Pyrénées à l’Albigeois, au cœur du pays hérétique.
À l’approche des Croisés, la population s’enfuit. Croyants et Bons Hommes prennent la route de Toulouse ou le chemin des montagnes. Beaucoup montent se réfugier à Montségur, dans une forteresse inexpugnable où Raimond de Pereille et les chevaliers croyants qui l’entourent vont accueillir les plus hautes figures de l’Hérésie, Guilhabert de Castres, Gaucelin, Bertrand Marty ou Jean Cambière. Montségur va devenir pour le peuple des Croyants ce qu’est le Saint-Siège pour les catholiques ou La Mecque pour les musulmans.
En chemin, la troupe arrive devant une possession du comte de Foix. Preixan ferme ses portes devant la croisade qui installe aussitôt son camp. Ce siège est un défi à Raimond Roger de Foix, le guerrier à la chevelure de feu, surnommé le Comte roux. C’est un personnage pittoresque. Farouche montagnard, il mène une existence mouvementée, faite de violences et de plaisirs.
L’Église ne manque pas de griefs contre lui. Toute sa famille est acquise à l’Hérésie. Sa sœur Esclarmonde a publiquement reçu le consolament et sa femme Philippa dirige depuis trois ans une maison de Bonnes Dames à Dun. Ses soldats ont tué le chanoine de Saint-Antonin et dépecé son corps sur l’autel de l’abbaye parce qu’il avait chassé de Pamiers la tante du comte, une hérétique notoire. Ils organisent parfois des orgies et des pillages dans les monastères qui leur tiennent tête.
Cependant, le comte de Foix sait s’affirmer catholique lorsque nécessité fait loi. Impressionné par l’effondrement de la maison Trencavel et la rapidité avec laquelle l’armée de Montfort s’empare des territoires qui lui ont été dévolus, le Comte roux vient sous la tente du chef des Croisés pour lui proposer la paix. Il fait ouvrir les portes de Preixan. Sans doute pense-t-il, comme moi naguère, mettre ainsi son comté à l’abri de l’invasion.
L’armée dévale ensuite les Pyrénées, traverse la plaine sans même s’arrêter à Carcassonne, pour remonter par la route du nord vers la montagne Noire. Castres se soumet.
La prochaine étape de cette marche, jusqu’ici conquérante, sera son premier échec. Forteresse imprenable, les châteaux de Cabaret dont les tours se dressent comme des chandelles de pierre sur la montagne Noire. Plusieurs centaines de Bons Hommes y sont réfugiés à l’abri des murailles et sous la protection des chevaliers faidits, dont les possessions dans la plaine ont été confisquées par les Croisés. Sur ces pentes abruptes, il est impossible de dresser une machine de guerre. Les assiégeants ont le plus grand mal à escalader la roche. Le premier assaut lancé dans ces conditions difficiles est aisément repoussé par les défenseurs.
Simon de Montfort ne s’obstine pas. Pour la première fois, il ordonne la retraite et ramène ses hommes dans la vallée. Frustré, il se lance à nouveau vers le sud et retourne dans les Pyrénées. Il entre sans hésitation sur les terres du comte de Foix, auquel il avait pourtant promis la paix quelques jours plus tôt. Il s’empare de Mirepoix, de Saverdun et de Pamiers. Le Comte roux devient, dès lors, un adversaire acharné de l’usurpateur. Les Croisés vont vite découvrir qu’ils ont blessé une bête féroce qui ne cessera de les harceler. Ils sont déjà repartis vers le nord afin de prendre Albi, que l’évêque Guillaume livre à son nouveau seigneur.
Il n’a pas fallu trois mois à Montfort pour établit son emprise sur le vaste territoire qu’on lui a donné en proie, le 15 août dernier, à Carcassonne.
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Depuis ce jour, Raimond Roger Trencavel est enchaîné, cloué au sol par le poids de fers aussi pesants que la solitude. Le prisonnier est au secret. On ne saura rien de lui jusqu’au 10 novembre. Ce jour-là, moins de trois mois après son arrestation, la mort du jeune seigneur vaincu est annoncée. L’évêque qui lui a administré les derniers sacrements explique qu’il est mort d’un flux de ventre. Pour avoir souvent partagé ses repas, je sais pourtant qu’il digérait tout, sauf le poison.
C’est Simon de Montfort lui-même qui a organisé la cérémonie funéraire. Le corps est présenté dans la chapelle du château de Carcassonne pour que chacun puisse s’incliner devant lui. Des milliers de personnes viennent se recueillir sur ses restes.
En rendant un hommage public à son prédécesseur et en exposant son corps, l’usurpateur fait en sorte qu’un grand nombre de témoins constatent la mort du prince légitime et le fassent savoir. C’est le meilleur moyen de répandre le découragement chez les chevaliers fidèles à leur seigneur, qui auraient pu fomenter une révolte pour le libérer.
Pour embellir sa réputation, Montfort accorde à la jeune veuve de son ennemi, Agnès, une rente annuelle de trois mille sols melgoriens. « Mille à Noël, mille à Pentecôte, mille à Saint-Michel ». En échange : « Moi, Agnès, donne, cède, livre et abandonne à jamais à vous, seigneur comte, et à vos successeurs, tous les droits que j’ai sur toute la terre de mon mari, autrefois vicomte. »
Simon de Montfort peut croire que son lion sur fond de vermeil va maintenant flotter sur un territoire définitivement soumis. Il se trompe.
Sa légitimité est toujours contestée par le roi d’Aragon. Indigné par la dépossession de son vassal Trencavel et révolté par sa mort, Pierre refuse obstinément de reconnaître Montfort. Il n’accepte pas d’être le suzerain d’un usurpateur.
À cette difficulté politique, s’ajoute soudain une série de revers militaires. Montfort a réussi à gober la proie, mais il ne parvient pas à la digérer. Les provinces se soumettent lorsqu’il marche sur elles, mais se révoltent dès qu’il les quitte pour envahir une contrée voisine.
Une rixe sera la première étincelle allumant l’incendie dont les flammes vont se propager partout. Un chevalier français a tué l’oncle de Guiraud de Pépieux, un influent seigneur du Biterrois. Montfort punit cruellement le meurtrier : il le fait enterrer vivant. Guiraud de Pépieux ne s’estime pas vengé pour autant. Ivre de rage, il attaque le château de Puisserguier, défendu par deux chevaliers français entourés d’une cinquantaine d’hommes d’armes. Il fait prisonniers les deux chevaliers et les emmène dans la montagne, au château de Minerve, l’un des hauts lieux où se réfugient les hérétiques.
Là, il va leur faire subir des mutilations abominables. Il crève les yeux puis coupe les oreilles et le nez des deux captifs. Dans une dernière cruauté, Guiraud de Pépieux ordonne qu’on leur arrache la lèvre supérieure. Les dents découvertes leur donnent un ineffaçable sourire préfigurant celui de la mort L’un des deux suppliciés, aveugle, parvient à Carcassonne. Son visage monstrueusement défiguré est un vivant message destiné à terroriser les envahisseurs.
Au même moment, deux seigneurs croisés, Amaury et Guillaume de Poissy, sont assiégés dans la place forte d’Alaric. Montfort accourt, mais il arrive trop tard. Les deux seigneurs et la garnison ont été massacrés.
Quelques jours plus tard, deux des compagnons de l’usurpateur et leur escorte tombent dans une embuscade près des forteresses de Cabaret. Bouchard de Marly est capturé, et Gaubert d’Essigny, qui continue de se battre, est tué sur place, les armes à la main.
Puis ce sont Castres et Lombers qui se révoltent et retiennent prisonniers les Croisés qui s’y trouvent.
Après les triomphes de l’été et les succès de l’automne, l’hiver est cruel pour la petite armée, que les pertes privent de quelques-uns de ses meilleurs chefs.
À l’approche de Noël 1209, arrivent de Rome les messages que Simon de Montfort attendait. Le pape le confirme dans les possessions qui lui ont été confiées, le félicite de lever un cens au profit du Saint-Siège et, surtout, lui promet des renforts pour le printemps.
Au même moment Innocent III écrit aux souverains de Castille, d’Aragon et de Germanie. À Alphonse VIII, Pierre II et Othon IV, il demande de réunir des troupes et de les envoyer auprès de Simon de Montfort. Malgré les appels des Croisés de Terre sainte qui manquent d’effectifs, malgré la résistance des sarrasins dans la péninsule ibérique, le pape donne à la croisade contre les hérétiques de notre pays priorité sur la guerre contre les Maures.